jeudi 17 février 2005

Rencontre

Étonnant, non ? Elle n’est pas parfaite.

Elle sent ses bras trop longs. Et ses mains veulent s’enrouler contre son gré. Son corps est définitivement trop penché vers la gauche aussi. Vers sa gauche. Elle est assise là, juste à côté, et ne voit que ses lèvres, et n’embrasse que son regard.

Elle ne sait plus ni pourquoi ni comment ils se sont croisés. Par hasard peut-être, par la vie peut-être, un jour de soleil blanc d’automne qui annonce la froideur alors qu’ils n’avaient pas de nom encore. Inconnus.

Mille questions se posent. Mille et une réponse se donnent.

- Où aimerais-tu vivre Stella ?
- Quelque part dans la voie lactée ou dans l’océan, là où il y a l’espace encore vierge, intouchable. Dans un espace régénérateur d’émotions et d’idées c’est certain. Mais en même temps, je vis de cris citadins car c’est le bruit qui m’inspire. Et toi ?

C’est là qu’il l’a appelé «petite sirène» pour la première fois. Elle s’en rappelle.

Il aimerait vivre en Écosse peut-être. Des espaces sur fond vert ondulatoire et des caps couleur barils alcoolisés. C’est vrai que c’est bien l’Écosse. Pour la voile ce serait l’Australie, pour les gens aussi. Il l’a côtoyé un mois quand son bateau s’est éreinté.

- Et si tu décidais d’une nouvelle carrière ?
- Gardienne de phare ! De là je pourrais rêver, voir l’infini, étudier, lire, scruter, peindre. Tout quoi !

C’est la septième question, peut-être la sixième ou la huitième. Elle ne porte pas attention aux numéros. À son sourire seulement, qu’elle voit pour la première fois. Lui aurait choisi l’ébénisterie ou l’horticulture. Avoir su. Il est loin de son cadre de direction des ventes.

Ils parlent de tout.

- Tu as des cicatrices ?
- Quelques-unes qu’on voit, beaucoup qu’on ne voit pas.

Leurs conversations tendent vers plus immense que l’univers s’il se peut. Rien de plus de mots. Rien de plus d’importance.

Elle ne se souvient plus comment c’est arrivé. Ils s’embrassent. Mais c’est là que la fin a écrit son histoire.

- Quelle heure est-il Stella ?
- 22 h 30… on est là depuis 15 h… le temps passe très vite…

À cet instant elle a pensé «Quel cliché of moi !». Il est trop tard, elle l’a dit. Quelle conne ! Elle donne la mille et unième réponse mais lui n’a pas posé la question. Il va interpréter, elle le sait. Il va s’imaginer ce qui n’est pas encore. Il ne parlera pas. Elle non plus. Pourtant elle devrait.

- On va manger ?
- Oui bien sûr… sushi ?
- À cette heure, où ? Ah… peut-être sur St-Denis… Regarde Stella, si on allait au Sushi Shop… on se prend un repas, un saké et on file chez moi ?
- Chez moi Jeff… c’est plus proche…

C’est la première fois qu’elle dit. Il n’est plus un inconnu, un sans nom. Il l’a remarqué. Baiser. Le tabouret est bien plus haut qu’à 15 h. Elle sent ses jambes trop courtes. Ses bras sont enroulés autour de Jeff.

Il neige dehors. La première. Douceur de temps blanc. Marche lente à arrêts fréquents jusqu’au resto, puis jusque chez elle.

Arrivés à bon port, les étreintes n’attendent pas. Leurs mains se parlent et se reparlent, leurs regards se touchent puis se retouchent. Serrements et enlacements de corps et de cœur. Les bras ouverts se referment.

Debout, le corps de Jeff penche vers la droite. Debout, Stella sent le poing d’alcool. Regards. Rires. Manteau sur le dos, sac dans son dos. Enlacés, ils ont perdus bien des notions mais pas encore le Nord.

- C’est calme chez toi. On n’entend pas un son, pas un bruit. On se croirait en campagne.

C’est vrai qu’elle habite une petite rue tranquille. Elle a choisi l’appartement pour le voisinage, le parc tout près et le cerisier devant sa fenêtre. L’été elle ne ferme jamais les rideaux, seuls les oiseaux peuvent la voir. Grand écart entre le boulevard St-Joseph où il habite et où elle connaîtra bien assez tôt les levers de presque fin de nuit.

- Allez, sushi !!!
- Tu permets que je m’occupe du saké ?
- Tu fais comme chez toi ici Jeff !

Quatre heures du matin. Après les mots, les lèvres, les mains, les sushis, les alcools de riz et de raisins, ils décident de s’étendre. Gaffe monumentale considérant l’heure à laquelle ils devaient se lever. Ils n’ont pas dormi et ne se sont pas levés. Non plus. Oh si. Pour une douche commune, une bouteille de vin et un bout de fromage bien sûr. Mais sinon, deux jours plus tard. Elle part chez lui. Avec lui.

Ils sont franchement bien. Pendant une année au moins, un peu plus je crois. Leurs corps sont du même moule. Ils n’ont pas connu ça avant. Il y a des mots, puis moins de mots, puis aucun mot. Ça ne fait rien. Ils sont franchement bien.

Plus tard, bien plus tard, dans le seul obscur de la chambre de Jeff, elle sent ses mains sur son corps. Rien d’autre. Elle ose dire. Il abdique. Les mots éclatent. Ils s’avouent et se désavouent.

Ils se sont retrouvés, quelquefois encore, par la tendresse et le désir, avant de trouver un ailleurs. Ils sont repartis un jour. Seuls. Inconnus.

La fin a terminé sa route. Elle a mis pied à terre.