lundi 12 décembre 2005

L'identité

Elle était assise là. À regarder le quotidien des autres, elle en oubliait le sien. Peut-être avait-elle décidé de ne plus le voir de l’intérieur parce que c’était trop dur à suivre. Comme un feuilleton où défile une série d’acteurs mais dont elle n’a pas les droits ou comme la page blanche du manque d’inspiration pour en écrire la suite. Elle ne savait trop.

Deux mondes qui n’avaient vraisemblablement aucun lien entre eux. Entre les images qui se déroulaient sous ses yeux et ses rêves, le fossé se creusait lui-même, avec ou sans acteur. C’est par les rides que l’on pouvait compter ses tourments. Elle n’était plus de la distribution depuis un bon moment et avait mis au rancart et son maquillage et ses plus beaux atours.

Bien qu’elle fut seule en terrasse, on la devinait à peine. Elle était devenue transparente avec le temps, à moins qu’elle ne se confonde désormais à ce décor; la réponse suivait le cours de l’état d’âme qu’elle avait revêtu ce matin-là. Elle en inventait d’ailleurs, depuis des années, en les gardant pour sa personne et peu de gens les savait ou avait tenté de les percer.

Simone était habillée de bleu turquoise. Journal à la main, elle essayait de retenir les cheveux qui bifurquaient vers son visage et qui l’empêchaient de lire et surtout de regarder ce qui venait de loin. Elle était bien éduquée, en tout cas assez pour savoir qu’on ne dévisage pas un inconnu qui passe. On étudie sa démarche, ses vêtements et on oublie qu’on l’a vu quand il nous croise. C’est mieux, c’est plus correct.

Au moment où le garçon lui apportait son deuxième café, son regard s’arrêta sur un article. À quelques rues de chez elle, trois meurtres. Même signature. Vraisemblablement. Trois têtes. Aucun corps. On cherchait tant bien que mal à expliquer le caractère psychologique du tueur qui se baladait sûrement avant de frapper encore pendant que la police nageait dans les eaux troubles de ce monstre en liberté. Seul lien : la quasi perfection du maquillage des visages. À ce jour, personne ne pouvait cependant affirmer si les victimes étaient les auteurs de ce chef-d’œuvre ou si elles avaient fait l’objet d’un professionnel, artiste psychopathe.

L’instant d’après, Simone ne voyait plus les passants de la même façon. Épieuse un peu, scruteuse bien plus, le rôle d’enquêteur la ravissait tout d’un coup. Le garçon du café avait même deviné un sourire lorsqu’elle se pencha pour prendre de quoi écrire dans son sac. Il avait souri aussi, comme pour lui remettre la monnaie de sa pièce, lui qui la voyait souvent mais qui ne la remarquait presque plus.

Elle arrêta un premier passant. Visiblement, il a l’air surpris. Elle se présente tout bonnement, lui fait part des événements survenus hier, puis ensuite de son enquête. Ça s’est passé tout à côté, là, quelques rues à l’est. Aucun témoin jusqu’à maintenant. Il prend la pause - plus surpris encore puisque tout s’est passé tout près de chez lui - et essaie de se rappeler un son peut-être, une voix, un cri. Il a l’air visiblement désolé. Rien. Elle le remercie. Il lui souhaite bonne chance.

Elle y alla de présentation en questions avec une dizaine d’autres gens. Ils vivaient tous dans les environs mais aucun d’eux ne savait que dire. Elle prenait pourtant des notes, beaucoup de notes. Le garçon du café était là, attentif tout à coup à ce qui se passait sur la terrasse de son patron.

Lorsque le premier interviewé est repassé avec ses croissants, elle l’a arrêté encore. Quelques minutes plus tard, il est entré au café. Ça n’était pourtant pas l’heure de la pause mais les policiers sont débarqués. Elle les a suivis.

Simone avait une histoire que personne ne connaissait parce qu’on ne s’intéresse pas à ces choses-là dans son entourage. Elle l’avait tellement tue qu’elle se disait parfois l’avoir créée de toute pièce, son âge lui permettant d’en vouloir moins à son imagination si c’était le cas. L’oubli inconscient qui lui donnait tout ce charme de jeune enfant malgré sa soixantaine.

Le garçon du café m'a dit que Simone se prénomme Anna.